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La liberté d’expression à la croisée des chemins

par Jeffrey Eric Jenkins

Au moment de partager un message d’espoir et de contacts humains à l’occasion de la Journée mondiale du théâtre de 2023, nos pensées se précipitent à travers le monde vers les communautés et les nations qui subissent le joug de l’oppression et de l’agression. Certains se tordent les mains en disant : « C’est si triste, mais, euh, rien à faire… Espérons des jours meilleurs ! » Mais ne pouvons-nous pas élever nos voix en signe de soutien ?

Le dramaturge et homme d’État tchèque Vaclav Havel avait déclaré à un groupe de libraires allemands en 1989 :

Au commencement de tout est le mot. C’est un miracle auquel nous devons le fait que nous sommes humains. Mais en même temps, il s’agit d’un écueil et une d’épreuve, d’un piège et d’un jugement. Davantage, peut-être, qu’il n’y paraît à vous qui jouissez d’une énorme liberté d’expression et pourriez donc supposer que les mots ne sont pas si importants.

Dans le message de l’Association internationale des critiques de théâtre (AICT) pour la Journée mondiale du théâtre 2022, nous avions noté l’avancée de l’armée russe sur le territoire souverain de l’Ukraine et son impact sur les relations mondiales. Cette agression a été dénoncée par la section russe de l’AICT dans une lettre adressée à ses collègues artistes en Ukraine. En solidarité avec nos collègues de Russie et d’Ukraine, l’AICT a amplifié le message alors que nous étions témoins de la vaillante défense de la nation ukrainienne.

Au moment d’écrire ces lignes, les Ukrainiens continuent de se battre avec l’aide de pays pour lesquels la démocratie et la liberté d’expression sont des valeurs fondamentales. Les artistes russes continuent d’être censurés, les activités artistiques non conformes à la politique officielle sont annulées, le célèbre journal Teatr ne paraît plus et des centaines d’artistes et d’écrivains ont fui leur domicile.

Par ailleurs, il y a une semaine, plus de 90 millions d’Iraniens dans leur pays natal et dans toute la diaspora mondiale ont célébré la fête de Norouz, qui marque le début du Nouvel An persan. Aux États-Unis, le président Joe Biden a organisé une célébration historiquement festive à la Maison-Blanche pour marquer la nouvelle année avec des mots d’encouragement pour une possible liberté. L’épouse du président, Mme Jill Biden, a réveillé les célébrants réunis avec les mots Zan, Zendegi, Azadi (« Femmes, vie, liberté »). Ces mots sont inscrits dans le coeur de millions de personnes à travers le monde depuis la mort tragique de Mahsa Amini, aux mains des autorités en septembre dernier.

Aux États-Unis, bien sûr, nous avons encore du travail à faire en matière de défense des idéaux qui sous-tendent la liberté d’expression. Des étudiants en droit de la prestigieuse université de Stanford ont récemment chahuté la conférence d’un juge fédéral invité parce qu’ils pensaient qu’il avait l’habitude de prendre des décisions judiciaires erronées ou immorales. Alors que ce juge peut être à l’opposé d’une voix progressiste dans la vie américaine, forcer la fin de son discours et lui lancer des insultes dans une salle de classe va à l’encontre des principes de la liberté d’expression. Comme le doyen de la faculté de droit, Jenny Martinez, l’a noté plus tard dans une déclaration de dix pages, « Le premier amendement (à la Constitution des États-Unis) ne donne pas aux manifestants un « droit de chahut » ».

S’il s’agissait d’un incident isolé, il ne serait pas utile de le mentionner dans une déclaration sur la liberté d’expression pour marquer la Journée mondiale du théâtre alors que nous devrions célébrer le théâtre mondial et les types de liens interpersonnels qui établissent des ponts entre nos diverses cultures. Dans un article du 24 mars du New York Times, cependant, David Leonhardt note : « Au cours des dernières années, certaines universités américaines ont semblé s’éloigner de leur soutien historique à la liberté d’expression. » Celle-ci est donc menacée à l’échelle nationale, dans de nombreux pays et dans le monde.

En matière de liberté d’expression, nous sommes à la croisée des chemins et nous nous demandons quelle voie emprunter. La liberté absolue n’existe pas, bien sûr. Les expressions causant du tort ou mettant des vies en danger ne peuvent être interdites et doivent porter à conséquences. L’autoritarisme est souvent le résultat d’un désir de hiérarchies ordonnées. Mais cela peut aussi constituer le fait de ceux qui refusent de s’engager dans un discours civil, préférant museler les opinions qu’ils trouvent répugnantes.

L’ancien esclave noir et abolitionniste Frederick Douglass a souvent parlé et écrit sur le thème de la liberté d’expression. À la suite d’une violente altercation à Boston, qui empêcha Douglass de prononcer un discours prévu en 1860, un autre événement eut lieu quelques jours plus tard. Lorsqu’il a finalement pu prononcer son discours, Douglass a ajouté quelques remarques liées à la censure qu’il avait subie :

Supprimer la liberté d’expression est un double tort. Cela viole les droits de l’auditeur, mais aussi ceux de l’orateur. Il est tout aussi criminel de priver un homme de son droit de parler et d’écouter que de le priver de son argent.

Alors que nous célébrons la Journée mondiale du théâtre 2023, continuons à faire entendre notre voix en faveur de la liberté d’expression alors que nous tentons de combler les divisions de la culture, de l’esthétique et de la politique. L’avenir compte sur nous tous.


Jeffrey Eric Jenkins est président de l’Association internationale des critiques de théâtre (AICT-IATC), professeur et chaire d’études théâtrales à l’Université de l’Illinois Urbana-Champaign et professeur affilié au Discovery Partners Institute de Chicago (Twitter: @crrritic).