25 mars 2022
par Jeffrey Eric Jenkins
Il y a un mois, l’Association internationale des critiques de théâtre (AICT) s’est jointe aux membres de sa section nationale russe pour dénoncer l’agression du gouvernement russe contre l’État souverain d’Ukraine. L’AICT est une organisation de critiques et d’universitaires qui se consacrent à la défense de la liberté d’expression, à la construction de ponts culturels par des échanges sur le plan international et à la célébration du théâtre, qui est la forme d’art la plus humaine.
Notre section de l’AICT en Russie a courageusement et publiquement condamné les actes de guerre commis contre l’Ukraine au détriment de la sécurité personnelle de ses membres. Une éminente critique de théâtre russe, qui a publié une pétition s’opposant à l’invasion, a trouvé sa porte d’entrée marquée de la lettre « Z » par des vandales, rappelant à certains observateurs les mesures prises par les nazis contre les Juifs pendant la nuit de Cristal en 1938.
Marina Davydova, rédactrice en chef de Teatr, a maintenant fui sa maison et est en sécurité dans un lieu tenu secret en Europe. La semaine dernière, elle a déclaré au Guardian : « Même il y a un mois, je n’aurais pas pu imaginer » que les manifestations auraient conduit à des déclarations du gouvernement sur les « traîtres nationaux » et une « cinquième colonne ». Selon l’article d’Andrew Roth, Davydova a déclaré : « Avant, cette rhétorique n’était utilisée que par [les radicaux], mais maintenant elle est prononcée par le président. C’est horrible ! »
Au cours des dernières semaines, le monde entier a été témoin du terrible carnage qui s’abat sur la tête d’Ukrainiens de tous horizons. Nous avons eu le cœur brisé par la mort insensée de civils innocents, en particulier par des images d’enfants dont les corps froissés gisent dans les rues de la ville alors que des civils se précipitent vers un lieu sûr.
Bogdan Strutynskyi de l’Union ukrainienne des artistes de théâtre a rapporté à l’AICT qu’Alexandr Kniga, directeur artistique du théâtre de Kherson, avait été enlevé par l’armée russe le 23 mars et que les dirigeants d’autres théâtres en Ukraine étaient recherchés par les forces d’occupation. À la suite d’un tollé des directeurs de théâtre et des humanitaires du monde entier, Kniga a été libéré moins d’un jour plus tard.
Voilà maintenant que plusieurs pays déclarent que la Russie est un État voyou se livrant à des crimes de guerre, ce qui va certainement nuire à notre capacité à reconstruire les liens qui nous unissent dans une cause commune universelle : parvenir à une meilleure compréhension de la nature de l’expérience humaine à travers le théâtre. Nous nous demandons quand nous pourrons à nouveau goûter au brillant travail de nos collègues de Saint-Pétersbourg ; et comment les collègues de théâtre en Ukraine survivront-ils aux bombardements, aux enlèvements et à la torture ?
Qui parmi nous n’a pas été ému par la petite fille dans un abri antiaérien ukrainien improvisé chantant « Let It Go » de Frozen de Disney, mais dans sa langue maternelle ? Plongée dans la misère comme des dizaines de personnes vivant dans un espace exigu pendant des jours entiers, l’enfant a commencé à chanter timidement pendant que quelqu’un la filmait sur un téléphone portable. Le brouhaha des dizaines de conversations dans le refuge s’est progressivement calmé alors que cet enfant chantait la possibilité de changer, de se renouveler et de surmonter les défis auxquels nous sommes confrontés.
On se demande alors : Où est-elle aujourd’hui ? Arrivera-t-elle à s’en sortir ?
Il se trouve qu’Amelia Anisovych, sept ans, s’est enfuie en Pologne où elle a été accueillie en héroïne lorsqu’elle a chanté l’hymne national ukrainien lors d’un événement caritatif dans un stade polonais. C’est une histoire dramatique qui se termine bien. Combien ne le font pas ?
Voici maintenant venue la Journée mondiale du théâtre, qui est célébrée dans le monde entier le 27 mars. Comme chaque année, l’organisation sœur de l’AICT, l’Institut international du théâtre (ITI), publie un message d’un ou d’une artiste du théâtre, ou visionnaire de premier plan. Cette année, c’est le célèbre metteur en scène d’opéra et de théâtre Peter Sellars qui offre ce message, mettant l’accent sur le théâtre en tant que « forme d’art de l’expérience ».
Sellars y rappelle les messages incessants que nous recevons de divers médias, qui nous maintiennent non pas dans le temps, mais « au bord du temps ». Il écrit : « Tant de gens sont nerveux ! Tant de violence éclate, de manière irrationnelle ou inattendue. Tant de systèmes établis se sont révélés être des structures de cruauté permanente ! »
S’il n’y a pas de « monde », si la communauté mondiale est brisée, à quoi donc servira une Journée mondiale du théâtre ?
Il est temps pour les personnes éprises de liberté, y compris les gouvernements de toute la planète, de prendre des mesures qui pourront rendre notre monde plus sûr pour la liberté d’expression, pour la liberté artistique, et de tenir compte de l’avertissement de Peter Sellars et de son appel retentissant : « Ce travail ne peut être accompli par des personnes isolées travaillant seules. C’est quelque chose que nous devons faire ensemble. »
En cette Journée mondiale du théâtre, laissons les gouvernements et les peuples du monde entier se rassembler pour s’élever vers un niveau supérieur de paix entre nations souveraines, un endroit où nous pourrons à nouveau explorer en toute sécurité la nature de notre humanité.
Jeffrey Eric Jenkins est président de l’Association internationale des critiques de théâtre (AICT-IATC), professeur d’études théâtrales à l’Université de l’Illinois à Urbana-Champaign et professeur affilié au Discovery Partners Institute de Chicago (Twitter : @crrritic ; Email : jej@illinois.edu).